30 May 2012

Une page de Céline (Rigodon)

Berlin Anhalt. Un train entre enfin en gare. Un wagon spécial, avec écusson et fanion, est réservé au Commandement Suprême de la Wehrmacht.

Extrait de Rigodon (Editions Gallimard, 1969. Collection Folio no 481, pp. 87-89)

 Le train du maréchal Von Lubb

Tous les mécontents et leurs mômes et leurs nourissons dans les bras à l'assaut du sleeping Wehrmacht... si ça se bouscule, tout le compartiment!... méli-mélo... plein d'officiers en pyjamas, soldats, nourissons, mémères... si ça s'empoigne!... tout le couloir! les couchettes vite prises!... les pères grimpent avec, tout ça s'engouffre... ils seront bientôt plus tassés que dans notre tortillard Rostock... grand-pères et grand-mères à présent... (...) ils veulent qu'une chose: les couchettes et virer les huiles, sortir les officiers tout nus, balancer leurs uniformes par les portières, et les armes avec!... et les bottes! ce sport!... tout ça vire! vole! loin! et si ça jure!... tout le compartiment! et les menaces!... les officiers comme ils sont, en pyjama, contre toutes ces rombières furieuses, qui cassent encore des carreaux, sont forcés de se lever, de sortir, courir rattraper leus culottes... le grand compartiment du milieu est occupé par un gros chauve à monocle, en robe de chambre... on lui a cassé sa porte... ils se sont engouffrés au moins quinze à s'installer sur les sofas et ses deux lits... d'autres hurlent plein le couloir... ce gros chauve s'oppose mais il ne peut pas... son uniforme vole par la fenêtre... et son manteau et ses bottes... et sa casquette... les mômes s'amusent vite à la mettre... et la déchirent... tous les voyous de la plate-forme... et l'uniforme! la tunique surtout, la croûte de décorations... et le sabre!... qui c'est lui?... un Allemand me le dit... pas un général!... un maréchal!... quel? Von Lubb!... ce nom me dit rien... toujours, il veut aller à Ulm... tout le wagon d'abord, tout ce train veut aller à Ulm... et toute la foule de la gare, pardi! c'est le wagon le pire, le couloir en bouts de verre... (...) le maréchal veut s'en aller, sortir du couloir... oh, balpeau! les femmes s'opposent, il ne passera pas!... en plus elles veulent ses pantoufles!... il résiste! « ach, nein!... nein!... » elles lui sortent de force des pieds... maintenant qu'il aille! nu-pieds!... ses officiers se sont sauvés eux, avec leurs pantoufles... ils voient leur maréchal descendre, ils se précipitent à son secours... le porter!... ils le portent... si tout le train se marre!... le maréchal au pavois... tout le long du train... heil! heil! il se fait traiter!... von Lubb!... von Lubb!... schwein! schwein! le curieux il répond très aimablement schwein!... schwein!... l'ovation des voyageurs cochon!... et par des graves gestes... de tête... et des bras... il doit être sourd... il sont au moins dix à le porter... comme ça, au pavois... et plus loin!... plus loin que le coke... un... deux... trois énormes tenders... pas le petit tortillard « navette »... le vrai costaud dur... cette locomotive, une usine! fusante, pouffante!... de fumée âcre et de jets bouillants... pas à s'approcher mais les officiers porteurs sont au moins vingt à présent... von Lubb au pavois... triomphal... ils lui donnent à agiter le fanion et la plaque de leur wagon... O.K.W... Commandement Suprême Wehrmacht... le mécanicien hurle... leur hurle... je comprends...
—  Ça va! montez!...
Il doit savoir qui ils sont... qu'ils ont été expulsés de leur compartiment...
Alors eux aussi à l'assaut!... du premier tender! le maréchal toujours au pavois! ils s'élancent à travers les jets et les vapeurs... fssstt! et ça y est! ils s'agrippent, ils y sont!... tous dans le coke!... en plein!... ils seront pas si mal!... 

P.S. Plus tard, le train arrêté dans un tunnel, Céline rencontre un officier de ceux sauvés en pyjama, chassés des wagons O.K.W... avec leur maréchal von Lubb... il a remis ses épaulettes, des torsades, épinglées sur son piyama... (p. 97-98) Il s'avère qu'on a perdu le maréchal sous le coke. Tout a été très bouleversé n'est-ce pas, tout!... il était tout en haut du coke... nous avons creusé, tous les officiers et les machinistes... il n'est plus là... (p. 99) S'il agit vraiment, comme l'affirme 


du maréchal Von Epp, celui-ci a quand-même survécu jusqu'en 1946.