29 May 2012

Une page de Céline (Nord)


Octobre 1944. Le vieux Rittmeister Hermann von Leiden, ayant perdu son chien Iago, a décidé d'aller combattre en personne les armées russes qui approchent de son domaine Zornhof. Parmi les spectateurs: Céline, sa femme Lili, son ami Le Vigan (dit La Vigue), le chat Bébert et quelques objecteurs de conscience, 'Bibelforscher', servant dans l'armée allemande sans porter d'armes.  

Extrait de Nord (Editions Gallimard, 1960. Collection Folio no 851, pp. 431-435)

Le Rittmeister s’en va-t-en guerre

Oui, il partait!... un coup, il s’était décidé!... puisqu’il avait plus Iago, il avait repris son cheval de guerre, et il partait au combat!... sus aux Russes!... à la bataille pour Berlin!... qu’il leur ferait mordre à des centaines, toute la boue des plaines avant qu’ils le touchent lui!... le plus drôle sa soeur, là-haut, Marie-Thérèse, tout à fait d’avis!... il était pas à contredire… un mot? soeur ou pas il se connaissait plus… déjà dans sa petite jeunesse quand il piquait des colères ses gouvernantes s’enfuyaient, il voulait leur crever les yeux… à la fin, elles portaient des masques, comme pour l’escrime, qu’il finisse sa soupe… maintenant à quatre-vingt ans, c’était l’armée russe… il se faisait fort d’aller au-devant, de provoquer leur général, et de lui couper les oreilles!... et à tous les autres!... oreilles et têtes!... pas de parade à son moulinet!... zzzt!... il avait affûté son sabre, lui-même, le fil à petits crans! ah les têtes russes!... son rasoir à crans!... imparable!... Marie-Thérèse verrait leurs têtes passer là-haut! au-dessus de nous! par-dessus l’église!... il nous les enverrait de Berlin! ah, l’armée russe!... toutes les têtes!...
« Oui… oui, mon frère! »
Comment il allait traiter les Russes!... les provoquer au corps à corps!... ce qu’ils sont: foireux puants boas d’égouts!... eux leurs généraux et leur tsar!
« Certainement, Hermann!
 Les Russes me connaissent! pas d’hier! la horde Rennenkampf, août 14!... Tannenberg!... »
Eux qui venaient le défier maintenant?... eux!... ah, ils voulaient venir à Zornhof!... ils y viendraient en cercueils!... oui!...
« Certainement, Hermann, mais vous ne serez pas seul!
— Si! si!... je serai seul!... puisque Hindenburg est parti! moi seul contre tous!
— Oh, vous avez raison, mon frère et je vous embrasse!... vous n’avez plus à hésiter!...
— Vous me comprenez ma soeur! Je vous embrasse!... et en selle!... ce soir, des cadavres! encore des cadavres! regardez le cadran!... l’église!... des têtes!... des têtes!... vous verrez passer! Tartares vous l’aurez voulu!... regardez, ma soeur!... cette plaine sera rouge!... toute rouge!... jusqu’à l’Oder!
— Certainement mon frère, je regarderai tout!... »
Elle au moins était bien d’accord, elle le comprenait, elle ne l’avait pas contredit! maintenant : à cheval! au péristyle!... il s’agissait de le mettre en selle… nous descendons tous les trois et la sœur… et les petites Polonaises pieds nus… tout le hameau devait savoir qu’il s’en allait… mais personne s’était dérangé… sauf trois bibel de l’écurie… je vous disais son cheval, pardon! sa jument!... Bleuette! pourquoi ce nom français ?... elle était là devant le péristyle sellée… un bibelforscher la tenait…  il la tenait bien… un homme qui connaissait les chevaux… à la ferme ils ne l’avaient pas trop éreintée cette Bleuette!... pourtant au labour ils demandaient beaucoup… pas du tout le travail de demi-sang!... voici le Rittmeister, tout équipé, éperons, épaulettes, brandebourgs, croix de fer… et shapska!... il se tâte s’il a tout… oui, il a !... et ses étriers?... il chausse court… et s’il a assez d’avoine?... oui, deux musettes!... et le sac de toile?... bien!... un des bibel lui tend l’étrier… nein! il refuse…  sans aide!... une main au pommeau et hop!... (…)
Le Rittmeister, bien en selle, s’éloigne, au pas… les petites Polonaises lui font des signes « au revoir »!.... « au revoir »!... des grimaces aussi… en même temps… elles lui tirent la langue… elles s’amusent bien!... et lui jettent des poignées de cailloux!... lui là-bas, presque à la limite du parc, est sur sa carte bien attentif… il regarde pas les mômes, il s’oriente… et à la boussole!... il l’a en sautoir, une grosse… il passe au trot… au petit trot… il est déjà assez loin quand il se met à trottiner de biais… et alors là : volte! et se tourne vers nous, sabre haut!... il nous salue!... La Vigue et moi nous lui répondons… salut militaire, garde-à-vous!... les mômes autour pouffent… elles poussent des cris et elles se sauvent!... et en nous jetant aussi des pierres… plein!... aussi drôles que le schnok elles nous trouvent!... finalement nous ne sommes plus que nous trois à regarder la plaine, Lili, La Vigue, moi… et le Bébert dans son sac…

P.S. Le vrai Zornhof s'appelle: Kränzlin, et le vrai Rittmeister: Erich Scherz (1864-1947). Il est mort paisiblement dans son lit. Sa belle-fille Asta Scherz (Isis von Leiden dans le roman) n'a gardé de Céline que l'image d'un personnage « ricaneur ». Voir